Notes sur un court voyage en Argentine, par Gianni HOCHKOFLER

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Buenos Aires, arrivée
J’ai atterri le dimanche 3 novembre 2019 en début d’après-midi, il faisait vraiment chaud. Près de mon hôtel dans la partie sémi-piétonne de l’Avenida Corrientes, des familles entières, en fête, attendaient l’ouverture des portes d’un théâtre ou d’un cinéma pour un musical ou un film pour les enfants. J’ai eu l’impression, confirmée par la suite, que la défaite de Macri, le «présidant des riches », leur donnait un nouvel espoir, même si un très lourd héritage pèse sur l’actuel gouvernement: contraction du PIB, diminution des réserves, chute des dépôts en dollars, inflation de 53,5 % durant les douze derniers mois, 35,4 % de la population en-dessous du seuil de pauvreté relative et 7,7 %, en-dessous du seuil de pauvreté absolue, un chômage qui affecte 10,6 % des personnes actives… (in La Nación, principal quotidien d’opposition au président Alberto Fernandez, https://www.lanacion.com.ar/economia/elecciones-2019-inflacion-pobreza-deuda-publica-que-economia-recibira-la-proxima-gestion-nid2301302). 
Beaucoup de jeunes à vélo, des vélos de tout genre et de tout âge, pas de vélos électriques: la crise économique avec les augmentations répétées des prix de l’essence et des transports publics a rendu les « Portègnes » (porteños en espagnol) plus écolos.
Le lendemain j’ai découvert avec grand plaisir que l’hôtel Bauen, que je croyais fermé, n’ayant pas réussi à réserver depuis l’Europe, était bel et bien ouvert. Je m’y suis installé comme lors de mes quatre passages précédents, y retrouvant parmi le personnel des connaissances qui m’ont reconnu à l’instant. Je me suis senti tout de suite à la maison. 


En 1978 l’hôtel Bauen est inauguré par Marcello Yurcovich, copain des dictateurs, qui bénéficie d’un prêt exceptionnel de 20 millions de pesos jamais remboursé, à l’occasion des mondiaux de football.
En 1997, la concurrence de nouveaux hôtels de luxe réduit la clientèle du Bauen qui entre en crise. Vendu à une société chilienne, il ferme ses portes en décembre 2001.
En mars 2003, une trentaine d’employés, venus réclamer l’arriéré de leurs salaires, occupent durant un an le hall de l’hôtel. Ils créent la coopérative ouvrière des travailleurs du Bauen qui rouvre progressivement l’hôtel au public, surtout aux associations et aux syndicats d’autres régions lorsqu’ils viennent dans la capitale fédérale. Il est devenu un symbole social du nouveau mouvement des entreprises argentines récupérées. L’histoire des travailleurs du Bauen, avec ses haut et ses bas, continue avec un nouvel élan.

Nouvelles tendances dans la consommation alimentaire
Des nouveaux restaurants végétariens et des petits supermarchés bio sont assez répandus. Il y a une très forte prise de conscience du danger pour l’environnement et la santé publique de l’épandage de quantités faramineuses, par avion et par des énormes tracteurs, de glyphosate et autres herbicides et insecticides dans les champs du pays ainsi qu’à proximité des écoles rurales et des maisons à la lisière des champs et ainsi qu’une sensibilisation importante de la relation entre santé et qualité des aliments. 
Des jardins potagers urbains et des coopératives dans les banlieues des grandes conurbations produisent fruits, légumes, œufs, bios ou organicos comme on les appelle ici commencent à être visibles dans le paysage et dans l’offre alimentaire. Cette tendance, déjà bien plus qu’une mode, va en accélérant grâce au programme «Argentina contra el hambre» du nouveau président. Agriculture familiale, marchés de proximité, liens entre producteur local et consommateur, facilitation juridique, ainsi qu’impôts et prêts adaptés aux coopératives de production, de transformation et de transport sont les axes de ce plan. 
La consommation quotidienne de la viande a baissé, ainsi que sa qualité, et les prix ont augmenté. Celle des supermarchés provient d’animaux élevés dans les feedlots. Le terme, originaire des EUA, est utilisé en Argentine pour désigner les parcs d’engraissement dans lesquels des milliers d’animaux sont enfermés. Le bétail est nourri avec des farines de concentrés de maïs et de soya d’origine OGM et de tiges du maïs, d’antibiotiques et autres médicaments et hormones. Leur viande est considérée de piètre qualité par les consommateurs argentins avertis, vu l’alimentation des animaux et aussi car ils ne bougent pratiquement pas durant leurs deux ans de vie. Boues et défécations des animaux (qui contiennent aussi antibiotiques, phosphates et métaux lourds) contaminent les eaux superficielles et la nappe phréatique.


Dans ce paysage idyllique des vaches broutent comme jadis dans les pâturages de Basavilbaso (Entre Ríos). Les mouvements continuels des vaches et les parfums de l’herbe donnent plus de saveur à la viande. Elle est devenue assez chère, presque hors de prix pour beaucoup de familles, ce qui la destine naturellement à l’exportation vers l’Europe, pour sa qualité et car elle satisfait aux règles européennes qui interdisent la présence d’hormones et d’antibiotiques. 

La librairie Ateneo Grand Splendid
La chaîne des librairies El Ateneo, également maison d’édition, a acquis en janvier 2000 le cinéma Grand Splendid. Ouvert en 1919 par un immigré d’origine autrichienne, Mordechai David Glücksmann, le théâtre de 1050 places, conçu par les architectes Peró et Torres Armengol, avec des fresques au plafond du peintre italien Nazareno Orlandi et des caryatides sculptées de Troiano Troiani, a présenté des grands artistes comme Carlos Gardel. C’est un véritable lieu de mémoire car Glücksmann y a fondé Radio Splendid, la première station de radio argentine en 1924 et une maison de disques, Nacional Odeón, qui a réalisé les premiers enregistrements des grands chanteurs de tango de l’époque. En 1929 l’intérieur a été transformé en cinéma et projeta les premiers films sonores diffusés en Argentine. Le 2 décembre 2000 le Grand Splendid a rouvert ses portes, transformé en librairie. 


C’est sur le conseil de Philippe Martin de passer à cette librairie d’exception, lieu incontournable de Buenos Aires, que j’ai trouvé ce livre assez unique «dans lequel se découvrent les îles du fleuve, les îles de la mer, les îles de la terre ferme et autres îles de localisation douteuse ou imprécise», une perle d’érudition fine, d’intéressante recherche documentaire sur ce thème improbable, car connaissions-nous à ce grand pays une autre île que la Terre de Feu ? 

Une autre librairie importante est intégrée à un centre culturel et de réflexion sur la douloureuse histoire de l’Argentine. Le Centro cultural de la Memoria Haroldo Conti, du nom d’un écrivain né en 1925 qui, en raison de son engagement politique, a disparu en 1976. Il occupe les anciens locaux de la Escuela de Mecánica de la Armada (ESMA) utilisé par la dictature civilo-militaire (1976-1983) comme centre clandestin de détention, torture et extermination, le plus emblématique du pays. Près de 5000 personnes y ont été séquestrées, dont seulement environ 200 survécurent. Inauguré en 2008, le Centre Culturel fonctionne comme un espace de diffusion de la culture et de promotion des droits humains. Ses expositions de peinture, photo et sculpture, séances de dance, de théâtre et de cinéma, conférences, débats et témoignages sont d’accès libre. Il abrite un musée d’art contemporain, une bibliothèque et une médiathèque. 
Transformer en un espace ouvert à tous ce qui fut un temps un lieu de privations, d’exclusion et de mort est le meilleur moyen, mais aussi un défi, de contribuer à la construction de la mémoire, de la vérité et de la justice. Cet objectif est maintenant fragilisé car le président Macri a réduit de 80 % les financements. 

Dans le hall, l’installation d’une Ford Falcon démontée, peinte en blanc, accueille les visiteurs. Cette œuvre du collectif “Autores Ideológicos” Javier Bernasconi, Omar Estela, Marcelo Montanari, Marcela Oliva, Luciano Parodi et Margarita Rocha, comme le dit la note explicative, symbolise un modèle de voiture que les patrouilles utilisaient dans sa version vert foncé, pour les enlèvements d’opposants destinés à disparaître. En même temps les artistes ont voulu rendre hommage aux 34 ouvriers de Ford, victimes de la terreur, dont 7 ont disparu. La direction signalait le nom des activistes syndicaux aux tortionnaires, qui, avec la collaboration de Ford Argentine, installèrent un centre de torture et de détention à l’intérieur de l’usine. Parfait exemple de la coopération des civils avec la dictature.

Au fond de l’édifice, après le café géré par un collectif, s’ouvre une magnifique petite librairie avec un grand nombre de livres, choisis soigneusement par les trois femmes qui l’exploitent. 


Grâce au conseil d’une des libraires j’y ai acheté De la Patagonia a México de Hebe Uhart une excellente écrivaine argentine née à Moreno dans la Province de Buenos Aires le 2 décembre 1936 et décédée à Buenos Aires 11 octobre de 2018. Cette grande écrivaine que j’ai découverte par hasard, mérite quelques lignes. Elle était d’ascendance basque française (Uhart comme Uharte et Ugarte signifie île) et italienne par sa mère. Inscrite à 17 ans en Philosophie elle travaille comme institutrice le matin pour se payer ses études. Le soir elle se retrouve dans des cafés avec ses camarades de Faculté de lettres et de philosophie. Dans la fumée des cigarettes et beaucoup d’alcool ils discutent de tout: littérature, philosophie, psychanalyse, politique. Hebe, dans cette période déréglée, commence à écrire et à proposer sans succès des récits. En 1962 elle arrive à publier son premier texte Dios, San Pedro y las almas. Elle enseigne ensuite la philosophie à l’Université de Buenos Aires et à celle de Lomas de Zamora, ce qui sera sa profession jusqu’à la retraite. Petit à petit elle publie plusieurs ouvrages: romans, nouvelles et surtout récits, qui commencent lentement à la faire connaître et apprécier. Alors que l’intérêt des lecteurs et de la critique augmentent elle ouvre dans son appartement un atelier d’écriture, un des plus prestigieux de Buenos Aires. Adriana Hidalgo, petite maison de qualité, l’accompagnera de 2003 jusqu’à son dernier livre, sauf pour Relatos reunidos (2010). Ce recueil complet de tous ses récits antérieurs est publié par l’importante maison espagnole Alfaguara présente dans les plus importants pays d’Amérique Latine. La plus grande écrivaine argentine, commence à être très connue dans les pays hispanophones et elle reçoit plusieurs prix littéraires. En 2017 elle est consacrée par l’important Prix chilien Premio Iberoamericano de Narrativa Manuel Rojas (de 60’000 dollars). Dans ses quatre derniers livres, une belle série de récits de voyages, on retrouve toute son ouverture d’esprit. Partie à 19 ans à Ushuaia à bord d’un bateau marchand, elle se rend l’année suivante au Pérou en train pour trouver un cousin du côté maternel. Elle ne cesse de voyager dans toute l’Argentine et encore au Pérou. Suivent ensuite le Brésil, le Paraguay et l’Europe naturellement, Londres, Paris, Rome et la Grèce. Plusieurs récits de ses voyages ont été publiés dans le supplément littéraire du quotidien El País de Montevideo. Le livre que j’ai découvert De la Patagonia a México (2015), constitue son avant-dernier récit, suivi en 2017, toujours chez Adriana Hidalgo, de De aquí para allá. Elle n’a été traduite qu’une seule fois en anglais, deux fois en italien et jamais en français. 

Buenos Aires Soho
Au centre du grand quartier Palermo, connu pour ses nombreux parcs, musées, maisons en style Art Nouveau, se situe le sous-quartier à la mode, Palermo Soho, dont le nom s’inspire de ceux de Londres et de New York. Je me suis promené deux fois l’après-midi dans ses rues pleines de vie, presque piétonnes, entre ses petits cafés charmants, ses brasseries artisanales, ses boutiques de mode et de design, les petits groupes de musique et ses fresques et décorations murales, entre la Calle San Salvador, Gurruchaga et Guatemala. 

Retrouvez avec la FONCTION DE RECHERCHE les nombreuses autres contributions de Gianni Hochkofler pour la Société de Géographie.